Paris, lundi 6 janvier 1969, jour de relâche pour les artistes.
Un petit appartement de la rive gauche, au premier étage d'un immeuble
de la rue Saint-Placide... La pendule du salon marque 16h28 lorsque retentit
un premier coup de sonnette : c'est Georges Brassens. 16h30, seconde sonnerie
: Jacques Brel. 16h32 : Léo Ferré. L'affaire a été
réglée comme du papier à musique ! Ponctuels au rendez-vous,
les trois hommes - accueillis par François-René Cristiani
et Jean-Pierre Leloir - sont visiblement ravis de se trouver réunis.
Ferré en particulier, que l'idée d'une telle rencontre avait
aussitôt séduit.
"Alors, qu'est-ce qu'on va bien pouvoir dire... comme conneries
?", plaisante Brel, en s'installant. Cristiani s'assied à
sa droite, Ferré et Brassens à sa gauche. Leloir, qui est
arrivé sur place dès 15 heures pour installer son matériel,
tourne autour de la table... ronde, pour effectuer ses derniers repères.
En attendant, Philippe Monsel - son assistant - immortalise la scène
[voir photo page 145 de la revue] en photographiant les trois
monstres sacrés et les deux journalistes...
Sur la table, des boissons et du tabac: de
la bière pour tout le monde, des Gitanes pour Brel, des Celtiques
pour Ferré, du tabac bleu pour Brassens; Cristiani (qui lui aussi
fume la pipe) et sa femme Claudette ont bien fait les choses. Des micros,
le magnétophone Uher du journaliste posé sur un guéridon
et un autre magnéto avec un technicien, dans une pièce adjacente,
pour recueillir des extraits qui seront diffusés - sur RTL - (2) quelques jours plus tard.
LE TEMPS NE FAIT RIEN À L'AFFAIRE
Tout est en place. Leloir avec deux appareils (un 24 x 36 et un 6 x
6 que son assistant va recharger régulièrement), Cristiani
avec ses notes, sa bouffarde... et son trac. "J'étais dans
mes petits souliers [rire], ça s'entend du reste à la première
question: ma voix est vraiment blanche, c'est terrible..." En
intro, le jeune journaliste (il n'a que vingt-quatre ans) souligne le caractère
inédit de la rencontre. Brel acquiesce, amusé : "Vous
êtes le seul à avoir réussi ce tour de force !"...
Un tour de force qui aura réclamé du temps, de l'énergie
et de la volonté. Mais surtout, il fallait y croire ! Près
de trente ans après, réunis par et pour Chorus, les
deux "héros" de cette journée, Cristiani et Leloir,
se remémorent l'événement et sa longue préparation.
"Il n'y a aucune nostalgie dans cette affaire, assure Jean-Pierre
Leloir, seulement la conviction que cette rencontre reste une grande
leçon d'humanité... en considérant, bien sûr,
la forte personnalité de ces trois artistes et leur sens inné
de la provocation." Cristiani confirme : "On ne peut pas
évacuer les propos de ces trois bonshommes en disant, simplement,
que c'est un coup de nostalgie; je crois au contraire qu'ils sont formidablement
actuels parce qu'ils sont politiquement (et délicieusement) incorrects
et parce qu'ils ont un vrai fond, avec beaucoup de modestie, le sens du
travail, etc. Ce sont des gens qui savent exactement ce qu'ils disent -
on dirait aujourd'hui qu'ils conceptualisent -, mais aussi des personnages
qui brûlent, qui provoquent, et tout cela sous l'humour, les éclats
de rire, ce qui ajoute du talent à la richesse du message".
LA VALSE À MILLE TEMPS
Deux heures non-stop, ponctuées du bruit de la pipe de Brassens
cognant sur le cendrier, où il sera question de la chanson bien
sûr, du métier, de la création, de la scène
et du disque, de Gainsbourg, des hippies et des Beatles (Brel : "ils
ont ajouté une pédale charleston aux harmonies de Fauré.."
!), mais aussi de la vie, de l'amour et de la mort, de l'argent, de
la liberté, de la solitude et de l'anarchie, de l'enfance, des adultes
et puis des femmes...
"C'est ma femme, justement, raconte Cristiani, qui a
eu l'idée, dans la foulée de Mai 68, à la suite d'un
concert de Ferré à la Mutualité, je crois... J'étais
un ancien de Jazz Hot, je collaborais alors à Rock & Folk qui
n'avait que deux ans d'existence et je venais de rendre un travail sur
Brel au Centre de formation des journalistes où, parallèlement,
je suivais des études... Comme j'avais déjà interviewé
Félix Leclerc, Montand, Nougaro, etc., pour Rock & Folk (qui,
à l'époque, s'intéressait beaucoup à la chanson),
ma femme m'a suggéré cette idée un peu folle, pour
la bonne et simple raison que c'était les trois grands et que je
n'en avais encore interviewé aucun..."
Cristiani alors en parle un peu partout autour de lui, à toutes
les grandes radios d'abord, mais personne ne le prend au sérieux...
"jusqu'à ce que je suggère l'idée à
Philippe Koechlin (3),
le rédacteur en chef de Rock & Folk, qui, aussitôt, me
dit : Oui, vas-y, c'est une super idée et on fera la couverture
avec si tu y arrives !ª (4).
C'est le seul qui m'ait encouragé, je lui dois beaucoup car c'est
porté par l'aura de Rock & Folk, à l'époque, que
j'ai pu mener à bien cette idée complètement folle".
Ferré est le premier contacté. "Il a tout de suite
été très demandeur : leur date sera la mienne, etc.,
sans doute parce que, s'il y avait déjà une complicité
avérée entre Brel et Brassens, avec Ferré ils n'avaient
fait que se croiser."En septembre, Cristiani va en parler à
Brel au studio Hoche où il est en train d'enregistrer "J'arrive",
"Vesoul", etc., en profitant d'un reportage de Leloir. Et le
Grand Jacques donne son accord de principe. Réponse identique de
Brassens, qu'il avait déjà rencontré, en 67 à
Bobino, toujours avec Leloir : "J'ai confirmé tout ça
par lettre en novembre 68 et ça n'a pas traîné puisqu'une
première date a été fixée, le 14 décembre.
Il y a eu un empêchement d'un des trois... et on a fixé une
nouvelle date, juste après les fêtes, dans un endroit neutre
et convivial, comme ils le souhaitaient."
Et comme Jean-Pierre Leloir est l'un des fondateurs de Rock & Folk...
et que - tout se recoupe - François-René Cristiani venait
de temps à autre se faire "quelques sous" chez
lui, "en classant et archivant des photos de chanteurs, plutôt
que de faire le pompiste pendant les vacances", ce 6 janvier 1969,
rien de plus naturel que de les retrouver tous les deux... "Pour
les photos, il n'y a eu aucune espèce de préalable, dit Leloir:
Brel et Brassens me connaissaient bien, Léo un peu moins, c'est
vrai, mais les rapports que j'entretenais, depuis longtemps déjà,
avec les deux premiers ont fait que j'ai pu travailler dans une confiance
totale".