TROIS HOMMES DANS UN SALON

Histoire d'une rencontre... historique

F.-R. Cristiani et J.-P. Leloir... aujourd'hui

Il n'y en avait jamais eu, il n'y en aurait jamais plus : la rencontre du 6 janvier 1969 à Paris entre Léo Ferré, Jacques Brel et Georges Brassens est restée unique à jamais. Orchestrée par François-René Cristiani et mise en image par Jean-Pierre Leloir (pour publication dans le mensuel Rock & Folk  de février 1969), cette table ronde historique dans les annales de la chanson française (et pourtant introuvable depuis longtemps) aura en outre attendu vingt-huit ans révolus - jusqu'à ce numéro de Chorus - pour être de nouveau reproduite dans sa version intégrale (1). Mieux, grâce à François-René Cristiani (qui nous a fait

l'amitié de nous confier son enregistrement original) comme à la fidélité de Jean-Pierre Leloir, c'est une version jamais lue et jamais vue par quiconque que nous publions aujourd'hui: une transcription enrichie (complétée par nous) de passages laissés initialement de côté, et illustrée de photos pour la plupart inédites... Bref, un document exceptionnel à plus d'un titre que cette rencontre avec trois des plus grands chanteurs francophones de tous les temps, que nous sommes particulièrement heureux et fiers d'offrir aux lecteurs des "Cahiers de la Chanson"...en guise de cadeau de cinquième anniversaire.

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REPÈRES


Brel a fait ses adieux officiels au tour de chant deux ans plus tôt (le 1er novembre 1966 à l'Olympia) et joue depuis le 10 décembre 1968 L'Homme de la Mancha à Paris (épuisé, amaigri de dix kilos, il s'arrêtera le 13 février pour dix jours, puis reprendra jusqu'à la 150e représentation). Il aura quarante ans le
8 avril 1969.

 


 

Brassens, dont
le dernier récital
parisien remonte au 13 février 1967 (à Bobino) connaît depuis deux ans de sérieux problèmes de santé (opéré en mai 67, il assiste à Mai 68 depuis un lit d'hôpital...), mais il remontera sur scène à l'automne, pour trois mois, à Bobino (où, le 22 octobre, il fêtera son quarante-huitième anniversaire).

 


 

Ferré, dont la vie personnelle a connu un véritable bouleversement au printemps 68, est alors au sommet de son art : il enregistre l'album L'Eté 68  en décembre 68 et janvier 69 ("C'est extra" sera mis en boîte le 7 janvier, le
lendemain même de la table ronde !) et se prépare à faire dans les jours qui suivent une rentrée triomphale à Bobino (son fameux Récital 1969 sera enregistré le 2 février).

C'est le plus âgé des trois : contrairement à ce que dit Brassens à un moment, il a en effet dépassé la cinquantaine depuis deux ans (il est né le 24 août 1916).

Paris, lundi 6 janvier 1969, jour de relâche pour les artistes. Un petit appartement de la rive gauche, au premier étage d'un immeuble de la rue Saint-Placide... La pendule du salon marque 16h28 lorsque retentit un premier coup de sonnette : c'est Georges Brassens. 16h30, seconde sonnerie : Jacques Brel. 16h32 : Léo Ferré. L'affaire a été réglée comme du papier à musique ! Ponctuels au rendez-vous, les trois hommes - accueillis par François-René Cristiani et Jean-Pierre Leloir - sont visiblement ravis de se trouver réunis. Ferré en particulier, que l'idée d'une telle rencontre avait aussitôt séduit.

"Alors, qu'est-ce qu'on va bien pouvoir dire... comme conneries ?", plaisante Brel, en s'installant. Cristiani s'assied à sa droite, Ferré et Brassens à sa gauche. Leloir, qui est arrivé sur place dès 15 heures pour installer son matériel, tourne autour de la table... ronde, pour effectuer ses derniers repères. En attendant, Philippe Monsel - son assistant - immortalise la scène [voir photo page 145 de la revue]  en photographiant les trois monstres sacrés et les deux journalistes...

Sur la table, des boissons et du tabac: de la bière pour tout le monde, des Gitanes pour Brel, des Celtiques pour Ferré, du tabac bleu pour Brassens; Cristiani (qui lui aussi fume la pipe) et sa femme Claudette ont bien fait les choses. Des micros, le magnétophone Uher du journaliste posé sur un guéridon et un autre magnéto avec un technicien, dans une pièce adjacente, pour recueillir des extraits qui seront diffusés - sur RTL - (2) quelques jours plus tard.


LE TEMPS NE FAIT RIEN À L'AFFAIRE

Tout est en place. Leloir avec deux appareils (un 24 x 36 et un 6 x 6 que son assistant va recharger régulièrement), Cristiani avec ses notes, sa bouffarde... et son trac. "J'étais dans mes petits souliers [rire], ça s'entend du reste à la première question: ma voix est vraiment blanche, c'est terrible..."  En intro, le jeune journaliste (il n'a que vingt-quatre ans) souligne le caractère inédit de la rencontre. Brel acquiesce, amusé : "Vous êtes le seul à avoir réussi ce tour de force !"...

Un tour de force qui aura réclamé du temps, de l'énergie et de la volonté. Mais surtout, il fallait y croire ! Près de trente ans après, réunis par et pour Chorus, les deux "héros" de cette journée, Cristiani et Leloir, se remémorent l'événement et sa longue préparation. "Il n'y a aucune nostalgie dans cette affaire, assure Jean-Pierre Leloir, seulement la conviction que cette rencontre reste une grande leçon d'humanité... en considérant, bien sûr, la forte personnalité de ces trois artistes et leur sens inné de la provocation." Cristiani confirme : "On ne peut pas évacuer les propos de ces trois bonshommes en disant, simplement, que c'est un coup de nostalgie; je crois au contraire qu'ils sont formidablement actuels parce qu'ils sont politiquement (et délicieusement) incorrects et parce qu'ils ont un vrai fond, avec beaucoup de modestie, le sens du travail, etc. Ce sont des gens qui savent exactement ce qu'ils disent - on dirait aujourd'hui qu'ils conceptualisent -, mais aussi des personnages qui brûlent, qui provoquent, et tout cela sous l'humour, les éclats de rire, ce qui ajoute du talent à la richesse du message".


LA VALSE À MILLE TEMPS

Deux heures non-stop, ponctuées du bruit de la pipe de Brassens cognant sur le cendrier, où il sera question de la chanson bien sûr, du métier, de la création, de la scène et du disque, de Gainsbourg, des hippies et des Beatles (Brel : "ils ont ajouté une pédale charleston aux harmonies de Fauré.." !), mais aussi de la vie, de l'amour et de la mort, de l'argent, de la liberté, de la solitude et de l'anarchie, de l'enfance, des adultes et puis des femmes...

"C'est ma femme, justement, raconte Cristiani, qui a eu l'idée, dans la foulée de Mai 68, à la suite d'un concert de Ferré à la Mutualité, je crois... J'étais un ancien de Jazz Hot, je collaborais alors à Rock & Folk qui n'avait que deux ans d'existence et je venais de rendre un travail sur Brel au Centre de formation des journalistes où, parallèlement, je suivais des études... Comme j'avais déjà interviewé Félix Leclerc, Montand, Nougaro, etc., pour Rock & Folk (qui, à l'époque, s'intéressait beaucoup à la chanson), ma femme m'a suggéré cette idée un peu folle, pour la bonne et simple raison que c'était les trois grands et que je n'en avais encore interviewé aucun..."

Cristiani alors en parle un peu partout autour de lui, à toutes les grandes radios d'abord, mais personne ne le prend au sérieux... "jusqu'à ce que je suggère l'idée à Philippe Koechlin (3), le rédacteur en chef de Rock & Folk, qui, aussitôt, me dit : Oui, vas-y, c'est une super idée et on fera la couverture avec si tu y arrives !ª (4). C'est le seul qui m'ait encouragé, je lui dois beaucoup car c'est porté par l'aura de Rock & Folk, à l'époque, que j'ai pu mener à bien cette idée complètement folle".

Ferré est le premier contacté. "Il a tout de suite été très demandeur : leur date sera la mienne, etc., sans doute parce que, s'il y avait déjà une complicité avérée entre Brel et Brassens, avec Ferré ils n'avaient fait que se croiser."En septembre, Cristiani va en parler à Brel au studio Hoche où il est en train d'enregistrer "J'arrive", "Vesoul", etc., en profitant d'un reportage de Leloir. Et le Grand Jacques donne son accord de principe. Réponse identique de Brassens, qu'il avait déjà rencontré, en 67 à Bobino, toujours avec Leloir : "J'ai confirmé tout ça par lettre en novembre 68 et ça n'a pas traîné puisqu'une première date a été fixée, le 14 décembre. Il y a eu un empêchement d'un des trois... et on a fixé une nouvelle date, juste après les fêtes, dans un endroit neutre et convivial, comme ils le souhaitaient."

Et comme Jean-Pierre Leloir est l'un des fondateurs de Rock & Folk... et que - tout se recoupe - François-René Cristiani venait de temps à autre se faire "quelques sous"  chez lui, "en classant et archivant des photos de chanteurs, plutôt que de faire le pompiste pendant les vacances", ce 6 janvier 1969, rien de plus naturel que de les retrouver tous les deux... "Pour les photos, il n'y a eu aucune espèce de préalable, dit Leloir: Brel et Brassens me connaissaient bien, Léo un peu moins, c'est vrai, mais les rapports que j'entretenais, depuis longtemps déjà, avec les deux premiers ont fait que j'ai pu travailler dans une confiance totale".

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C'EST EXTRA

Aujourd'hui, à l'heure où d'autres seraient volontiers en train de planter leurs choux, Jean-Pierre Leloir continue d'exercer son métier de reporter photographe, en se réservant les événements et artistes qui l'intéressent... Et s'occupe d'informatiser ses archives, sans nul doute les plus riches qui soient (pour la chanson et le jazz, en particulier) depuis les années 50. François-René Cristiani, lui, après un parcours bien rempli de journaliste radio et de presse écrite (RTL, Le Nouvel Observateur, Que Choisir, locales de Radio France...), est depuis plusieurs années déjà le secrétaire général de la CRPLF, qui réunit les radios francophones de service public de Belgique, du Canada, de France et de Suisse.

Avec Radio France, il est d'ailleurs question de sortir un CD de cette rencontre de géants: "En attendant, conclut Cristiani, je suis très heureux que ce soit Chorus qui publie pour la première fois depuis 1969 l'intégralité - et même un peu plus ! - de cette table ronde. C'est un travail d'historiens de la chanson, de préservation du patrimoine tout à l'honneur de la revue". Tout l'honneur, en réalité, est pour nous... Et tout le plaisir, chers lecteurs et lectrices privilégiés des "Cahiers de la chanson", va être pour vous ! Mais, chut, le rideau se lève...

Fred HIDALGO

NB. Précédées d'une photo pleine page, 13 pages comportant 9 photos suivent cette introduction dans la revue.